Éblouissante amie,
Nous recevons à l’instant un E. Mail, en provenance de la planète Xzorgon, dont le libellé pourrait alimenter, avantageusement, le débat qui nous occupe. Nous le transmettons, aussi sec, à notre future adhérente. Nous vous rappelons que le débat porte sur le bien-fondé de l’appellation bas pour un logement sis au septième étage d’un immeuble bourgeois du troisième arrondissement lyonnais.
De bas en haut, sens dessus dessous, ou l’échelle désintégrée.
A. de VIGNY, Poèmes antiques et modernes, Le déluge, 1823 :
“La terre était riante et dans sa fleur première ;
Le jour avait encor cette même lumière
Qui du Ciel embelli couronna les hauteurs
Quand Dieu la fit tomber de ses doigts créateurs.
Rien n’avait dans sa forme altéré la nature,
Et des monts réguliers l’immense architecture
S’élevait jusqu’aux Cieux par ses degrés égaux,
Sans que rien de leur chaîne eût brisé les anneaux.
La forêt, plus féconde, ombrageait, sous ses dômes,
Des plaines et des fleurs les gracieux royaumes
Et des fleuves aux mers le cours était réglé
Dans un ordre parfait qui n’était pas troublé”
Venu d’en haut, par la grâce de Dieu, la nature parfaite remonte jusqu’aux Cieux dans une harmonie croissante.
Vaste sujet que celui-ci car c’est celui des rapports entre l’esprit et le physique, entre la matière et le spirituel, entre la métaphysique et la métempsychose, entre l’enfer et le paradis, entre ciel et terre, entre l’infiniment grand et l’infiniment petit. C’est pourquoi j’ai voulu me limiter dans mes investigations à ce qui m’est le plus immédiat, à mes rapports avec la hauteur et la profondeur, la longueur et la largeur, l’équerre, la perpendiculaire et le niveau.
C’est en lisant le Pendule de Foucault, d’Umberto Eco que m’est venue l’envie de réfléchir à ces rapports. Voilà le passage qui m’a inspiré initialement : Lia, la compagne du narrateur, Casaubon, lui dit : ‘
“Mais le haut est mieux que le bas, car si tu es la tête en bas le sang te monte à la tête, car les pieds puent et les cheveux moins, car il vaut mieux grimper sur un arbre pour y cueillir des fruits que finir sous la terre pour engraisser les vers, car on se fait rarement mal en se cognant en l’air (ou alors il faut se trouver au grenier) et d’ordinaire on se fait mal en tombant par terre, et voilà pourquoi le haut est angélique et le bas diabolique. Le bas et le dedans sont beaux, en un sens, en un autre sens, le haut et l’extérieur sont beaux, et l’esprit de Mercure et la contradiction universelle n’ont rien à y voir. »
Alors je me suis demandé ce que pouvaient bien être le haut et le bas. En tout état de cause, c’est avant tout une notion relative. Relative à notre anthropocentrisme millénaire qui nous a longtemps fait croire que la terre était le centre de l’univers et l’homme le centre de l’intérêt divin. Encore aujourd’hui, les êtres humains sont convaincus, pour la plupart, qu’ils sont les seuls êtres intelligents de l’univers et que le Grand Architecte De L’Univers les a créés à son image. Pauvres fous prétentieux et égocentriques. Demandons aux astro, cosmo, spationautes des quatre coins du monde de nous dire où se trouvent le haut et le bas quand on est dans le vide spatial en train d’évoluer sens dessus dessous. Comment Armstrong a-t-il vu la Terre lorsqu’il était sur la lune, “là-haut” ? Pour la voir, il lui fallait lever la tête, à la manière accoutumée des terrestres qui veulent observer cette même lune qui nous paraît si haut. Demandons-nous pourquoi l’être suprême, le Créateur universel aurait voulu créer l’être si imparfait, si faible, si débile que nous sommes à son image ? Comment un être aussi vain pourrait-il être l’image de celui qui a généré la perfection au travers de l’agencement infini de la matière, au travers de l’organisation universelle des éléments ? Ne serait-il pas plus sensé de s’imaginer qu’Atoum-Rê, lorsqu’il se regarde dans un miroir y voit, non pas l’image dérisoire de l’homme, mais bien plutôt quelque chose qui s’approche de sa propre perfection, c’est-à-dire une infinité de particules infinitésimales qui réunies sont Tout. Tout tel qu’il est et non pas tout petit tel que nous sommes. Le haut et le bas, tels que nous les concevons, ne sont sans aucun doute que des limites bien étroites à notre conception de l’univers, de la perfection. Incapable de voir plus haut que sa prétention, l’homme a inventé deux limites, ses propres limites, celles de ses bien pauvres possibilités d’imagination.
Par ces mêmes contraintes, l’homme a créé ses mythes, ses croyances. Enfermé dans un semblant d’univers à trois dimensions limitatives, l’homme a imaginé que tout s’y rapportait. Que le Principe Créateur lui-même y était soumis. Son monde, son imaginaire, s’est alors fondé, coincé entre un haut et un bas, un Orient et un Occident, un midi et un septentrion, un avant et un après, un devant et un derrière. Il a placé l’Orient du côté d’où venaient la chaleur et la lumière au petit matin. A l’Orient il a posé l’essence de la vie, la création, la connaissance, la perfection, la vie éternelle. A l’opposé, au froid sombre de la nuit tombante, il a institué l’ignorance, la destruction, la mort, la bêtise. Et comme, dans sa fatuité destructrice, il se croyait sorti de la cuisse de Jupiter, il s’est lui-même placé plutôt du côté de l’Orient. Enfin, juste en dessous, entre la sagesse et l’imbécillité. Les cartes du monde d’avant Christophe Colomb, celles qu’il a lui-même utilisées, ne plaçaient pas l’Orient à droite mais en haut de la terre. C’est vers le bas de la Terre que Colomb croyait se diriger lorsqu’il a traversé l’Atlantique. C’est vers ce bas infâme, l’Occident d’alors, qu’il a rencontré les civilisations amérindiennes, forcément débiles et imparfaites puisque vivant en bas, tout près du mal, du vice, de l’incomplétude. Il n’est pas surprenant alors que ces Conquistadores naïfs, qui se croyaient descendus de la lumière céleste vers l’obscurité, de la perfection vers le chaos, aient allègrement pratiqué le génocide et l’ethnocide infâmes et infamant de millions d’indiens et de dizaines de civilisations. Persuadés qu’ils étaient d’essence divine, ils n’eurent aucun remords à massacrer, ceux qu’ils croyaient d’essence maligne.
Aujourd’hui les cartes ont tourné, le sud a pris la place de l’ouest et le Nord est en haut. Maintenant, c’est le Nord, le monde dit civilisé, qui se trouve juste en dessous des Dieux et si, souvent, l’habitant de l’hémisphère nord, trouve encore très barbare beaucoup d’us et coutumes, de rites et de magies, il ne fait aucun doute que, si la répartition des richesses favorise le sud, elles profitent essentiellement au Nord. Après tout, se dit l’Européen moyen, c’est notre civilisation, notre culture, notre avancée technologique, qui est la bonne, qui va dans le bon sens. Ce ne sont tout de même pas les barbares du sud qui vont nous enseigner quoi que ce soit. A propos, un ethnologue célèbre, Claude Levy Strauss, a écrit : “Le barbare, c’est avant tout celui qui croit à la barbarie ». ]’irai plus loin en disant, le barbare c’est celui qui a inventé la barbarie, celui qui a décidé, au nom de son ethnocentrisme, qu’il était plus près du haut d’une échelle de valeur mythique alors que les peuples du sud étaient en bas de cette même échelle. Le Nordiste devrait parfois se demander pourquoi l’homme, créature de Dieu, est apparu sur Terre justement dans l’hémisphère sud, en Afrique et en Océanie. Il serait bien pédant de croire que ce ne sont que des essais mal formés qui ont vu le jour les premiers dans la partie basse du monde. Au contraire, l’histoire des langues, des religions et des cultures nous montre bien que les cultures, les langues et les religions modernes sont bien toutes nées dans cet hémisphère sud, celui du bas de la mappemonde. Et c’est avec une intelligence inouïe, une faculté d’adaptation insensée, que ces premiers humains ont conquis le monde. Nous sommes, nous avec notre culture dite avancée, que d’aucuns croient supérieure, les descendants bien peu dignes de ces Australanthropes.
Mais laissons là ces lointains voyageurs du passé pour nous pencher sur nous-mêmes. Enfin, plutôt que se pencher, ce qui implique que l’on regarde de haut, ce qui est souvent bien satisfaisant, cela permet de croire que l’on a atteint une certaine hauteur, une certaine importance, je préfère partir du bas. Se regarder de pied en cap, c’est poser d’abord les bases, les fondements de soi, car quoi que l’on pense, en ce bas monde il n’est pas possible d’échapper à la pesanteur, à ce qui nous attache à la terre. Ou bien l’élévation est-elle spirituelle. Parler d’élévation, même spirituelle, c’est avant tout considérer une verticale, avec un bas initial et un haut comme objectif, c’est établir un mouvement ascendant. C’est ce mouvement ascendant qui m’intéresse aujourd’hui. Newton a depuis longtemps prouvé que toute force exercée dans l’univers implique nécessairement une force exactement contraire en direction et en intensité, ce qui permet à la lune de ne pas s’écraser sur Terre, attirée par la force d’attraction terrestre, par exemple. Ce mouvement ascendant est donc parfaitement indissociable d’un mouvement descendant, ou volonté Divine, que je ne comprends pas, qui m’échappe, et que je n’espère pas comprendre un Jour, sans grande illusion. Il m est possible, par contre, d’aspirer à la compréhension du mouvement ascendant, ou élévation spirituelle. Tout au moins d’en comprendre suffisamment de principes pour m’élever au dessus de mes connaissances actuelles. Je n’ai pas la fatuité de croire que je puisse atteindre le sommet du savoir. Je serai d’ailleurs assez inquiet d’une telle quête qui, en dehors de sa prétention, sous-entend que tout mouvement s’arrête un jour, que les choses sont finies et que le savoir est limité. Je ne serais pas moi si je croyais que la connaissance est limitée. Ce mouvement ascendant que j’emprunte dans ma quête ne doit pas être dissocié de mouvements latéraux et temporels. Car, s’il nous est difficile d’échapper à l’attraction terrestre, il nous est tout aussi difficile d’échapper au tourbillon stellaire et galactique. Encore une fois, si le mouvement semble se faire dans une seule direction, il est impensable de vouloir l’isoler. Une force exercée dans une direction implique une force exercée dans la direction opposée. Il en est de même avec le temps. Bien sûr, nous sommes incapables de remonter physiquement le temps. Nous vieillissons sans arrêt, à notre grand dam. Mais plus nous vieillissons, plus nous avançons dans le futur, plus notre savoir nécessite de retour en arrière. Plus le saut temporel en avant, dans le sens du temps, est important, plus nous sommes obligés de faire des sauts de plus en plus importants dans le passé pour, coordonner notre connaissance. Notre vie, notre esprit, se construisent sur chaque seconde qui passe. Les souvenirs s’accumulent, la mémoire travaille de plus en plus vers le passé. Plus le temps passe, plus le chemin entre le début et le moment présent est long. Ce mouvement physique temporel unidirectionnel implique nécessairement un mouvement spirituel temporel contraire et d’intensité proportionnelle au premier.
Ses trois mouvements basiques, vertical, horizontal et temporel, et les six forces qui leur sont associées sont indissociables. En termes de physique, tout mouvement vertical est associé à un mouvement horizontal et à un mouvement temporel. Il me semble vain de croire que ce qui est vrai pour l’organisation physique de l’univers ne le soit pas pour l’organisation spirituelle. Où que l’on place la genèse de l’univers, physique et spirituel, qu’on la croit d’essence divine ou simplement due aux nécessités du hasard, il y a obligation, par honnêteté intellectuelle, à lier l’ensemble des forces qui régissent cet univers. D’où qu’il vienne, on est bien obligé d’y voir une certaine perfection. Ce qui est parfait physiquement ne peut pas ne pas l’être spirituellement dès lors qu’il s’agit d’un tout.
Posées les bases des rapports entre le haut et le bas, entre les forces verticales et les forces horizontales, posons-nous la question de l’élévation.
L’élévation, c’est donc ce mouvement ascendant, ce chemin vers le haut, que tentent d’emprunter ceux qui, insatisfaits permanents, quêteurs invétérés, osent placer la Connaissance (avec un C majuscule) en l’au-deçà d’eux-mêmes. Certains parleront même d’au-delà. Je suis trop bon vivant pour admettre que je ne saurai rien avant d’entrer en l’Amenti, avant d’avoir rejoint l’Aïn. Ces quêteurs qui refusent la perfection de l’univers visible et cherchent la complétude dans l’invisible, dans la magie, pourquoi pas, dans la Kabbale, grand bien leur fasse, dans les mantras et autres conceptions philosophiques du Divin. En tous cas, de l’inconnu perceptible. Il semble, de toute manière, quel que soit le chemin que l’on emprunte, que l’élévation spirituelle soit inféodée à une initiation. Cela paraît évident si l’on admet que le chemin de la Connaissance n’est pas celui qui est tracé de toute éternité par des signes évidents. C’est dans le symbole, et seulement dans le symbole, et dans sa compréhension, que l’homme peut se surpasser, s’extraire de lui-même, de ses préjugés et de ses habitudes, pour atteindre le nirvana. Pour nous, d’Égypte ou d’ailleurs, d’ailleurs, le chemin n’est-il pas entre le blanc et le noir visible du pavé mosaïque ? N’est-ce pas entre les frontières du manifesté qu’il nous faut trouver notre propre chemin vers l’élévation ? N’est-ce pas par une quête permanente, qui refuse toute vérité manifeste, tout dogme, que nous trouverons la sagesse ? Mais qu’est-ce que la sagesse ? Pour les anciens
Égyptiens, c’est ce qui rempli le vase sphérique de pur cristal qu’est la connaissance. Le sage l’acquiert en peaufinant sa recherche des lois de la Nature. C’est en observant le fonctionnement de dame nature que l’homme, d’esprit ouvert, peut espérer atteindre à la connaissance de sa genèse, à la sagesse. C’est en construisant lui-même, d’après les plans établis sur le modèle de la nature, son propre temple, qu’il parviendra à générer sa propre sagesse. En tout état de cause, l’homme qui cherche à s’élever ne peut le faire que par la connaissance et le travail. Restent à définir ces deux termes. La connaissance, à l’évidence, ne connaît pas de chemin rectiligne et direct. La connaissance est un ensemble de tracés qui se superposent, qui se croisent, qui s’enchevêtrent. Aspirer à la Connaissance, c’est accepter de suivre tous ces chemins, sans préjugés, sans préconçus, sans dogme. La Kabbale pose comme principe initiatique universel que la partie vaut le tout et que ce qui est en bas est comme ce qui est en haut. Le bas et le haut sont co-respondants, ils se renvoient sans cesse l’un à l’autre, communiquent sans arrêt, se répondent par le principe des deux forces opposées, de sens exactement contraire mais d’intensité et de puissance égales. Les Amérindiens, dont la cosmogonie est assez différente de la notre, appellent ces liens étroits qui unissent le haut et le bas, El Niño, l’enfant. Le haut, l’espace céleste, est le père et le bas, l’espace terrestre, est la mère. El Niño, l’enfant, né de leur union est le résultat de leurs rapports. C’est lui qui crée et qui détruit. Certaines années, celles des grandes catastrophes naturelles, sont appelées, les années de l’enfant. Ces années-là, tout est chamboulé, le haut comme le bas : les tremblements de terre font suite aux éruptions volcaniques, les ouragans précèdent les raz de marée. Les courants marins se modifient en même temps que les courants aériens. L’enfant modifie autant le haut que le bas. Atteindre la connaissance du haut, c’est atteindre la connaissance du bas et inversement. Pour s’élever l’homme doit plonger en lui-même, fouiller en lui-même dans toutes les directions. Pour ce
aire un travail permanent est nécessaire, un travail d’investigation autant sur la nature et les lois qui la régissent que sur son propre univers intérieur, sur son fonctionnement personnel. La perpendiculaire symbolise bien ce travail vers le haut comme vers le bas, vers l’extérieur comme vers l’intérieur. L’équerre est sans doute un meilleur symbole encore de ce travail qui ne doit pas se faire dans une seule direction, ni sur un seul axe. Mais, à mon sens, le symbole le plus fort est bien celui de l’arbre, qu’on utilise l’acacia, le chêne, l’olivier ou une autre essence, qu’on le prenne droit ou renversé, qu’il soit séfirotique ou généalogique. L’homme qui aspire à la connaissance, à l’élévation, doit tout autant puiser dans ses racines multiples que dans ses branches innombrables. La sève créatrice doit y circuler librement, en tous sens, dans toutes les ramifications. Le cycle de la vie et de la mort (symbolique, bien entendu) doit s’y faire permanent car la connaissance n’est pas une fin en soi. Claudel écrivait que la connaissance est une co-naissance. Connaître, c’est naître avec. La connaissance n’a pas de fin non plus car si la complétude existe, qu’on l’appelle Dieu ou pas, elle comprend nécessairement l’incomplétude.
Nous espérons que cette contribution, anonyme bien qu’extraterrestre, remplacera la sauce de salade trop acide (à savourer en écoutant un air de guitare envoûtant).
Ici, bien des choses se sont passées depuis notre dernière rencontre épistolaire. Le vent a soufflé sur la plaine, la neige est tombée sur les monts et la glace a fondu dans les verres de whisky. Ce qui prouve, au moins, qu’il y avait du whisky et, accessoirement, que la température intérieure était plus élevée que celle de l’extérieur. Comme quoi la tempête n’a causé que des dégâts forts modestes sur les lignes électriques qui desservent nos réfrigérateurs qui desservent nos glaçons qui desservent nos whiskies qui desservent nos estomacs déjà lourds des restes ballonnants des repas des fêtes. La soirée, bien que tu ne fusses pas là (ce que j’ai amèrement regretté), fut agréable. Nous bûmes, rîmes, chantâmes, jouâmes, dansâmes et, vers les deux heures du matin, tirâmes… un feu d’artifice dont les éclats chatoyants n’avaient que peu de choses à envier à celui de la Tour Eiffel, si ce n’est la grandeur, la renommée et la prestance. Nous eûmes même une pensée, aussi généreuse que chaleureuse, pour les absents de la soirée dont tu étais (ce que j’ai regretté amèrement), les absents… je veux dire : les absents dont tu étais (ce qu’amèrement j’ai regretté). Ô combien amèrement t’ai-je regrettée ce soir-là.
Toi qui eusses pu, d’un sourire, d’un regard
Égayer la fadeur de ce fameux repas
Que nous primes, enivrés déjà, sur le tard.
Bon, je sais, ce n’est pas du Lamartine. Lamartine, lui, aurait remplacé “repas” par « lac ». Ce qui, entre nous soit dit, l’aurait obligé à modifier aussi son premier vers (alors que moi, je n’avais qu’à remplir le mien… de verre), et je ne crois pas que cela eût été seyant. Mirons voir I
Ô combien amèrement t’ai-je regrettée, rempli de trac.
Toi qui eusses pu, d’un sourire, d’un regard
Égayer la froideur de ce fameux lac
Que nous vîmes, enivrés, sur le tard.
Franchement Lamartine n’a vraiment pas de quoi se la jouer.
D’ailleurs pour la jouer, il eût fallu y mettre de la musique. Ce que Renaud aurait fait s’il avait connu ce fameux vers de Lamartine. En changeant quelque peu le texte :
Ô combien tu m’as manquée, sans dec.
Toi, que ton sourire illumine ton regard
Égayée, tu m’aurais fait flasher. Eh, c’est vrai, mec !
Que même, enivré par toi, j’aurais pointé le dard.
C’est à la fois plus Parisien et moins romantique, plus loubard et moins poétique. Même s’il est vrai que Renaud se vend mieux que moi ! Le romantisme se perd ! Ce qu’amèrement je regrette. Comme le fit, je le compris immédiatement, le Maître de maison lorsqu’il vit apparaître à sa porte du septième étage un inconnu (qui ne m’était d’ailleurs pas tout à fait inconnu) qui avait vu de la lumière et se précipitait déjà sur les petits fours et la salade (relevée). Je pris donc ma guitare, histoire de détendre l’atmosphère, et m’envolais dans une envolée lyrique plus que mélodique jusqu’à ce qu’un gars, sympa et désabusé, me tape sur l’épaule en me disant : “Laisse tomber ! on n’entend rien avec la chaîne à fond” et je réalisai que, tandis que je grattais (la guitare, bien entendu) tout le monde avait fui la pièce où je me trouvais pour aller discuter avec l’inconnu (que tout le monde connaissait) autour des petits fours, délaissant la salade. Sans toutefois m’offusquer, j’allais moi-même dans la salle à manger, que tout le monde (le même que précédemment) désertait maintenant, après avoir vidé les plateaux de petits fours en délaissant la salade. En désespoir de cause, je me rabattis sur la salade que je mangeai sans sauce, le vinaigre me causant de douloureux maux d’estomac (surtout après quelques whiskies). La salade, bien que composée à quatre vingt quinze pour cent d’eau (contrairement à l’homme qui n’en comporte que soixante quinze pour cent), sans sauce, c’est sec. ]’eus donc un peu de mal à avaler ce mets, mais, mets-toi bien ça en tête je le finis quand même au moment précis où tout le monde (voir ci-dessus) quittait la table et s’apprêtait à partir en s embrassant chaleureusement comme Je le fais mol- même avec toi.
“L’écriture est une façon de penser la littérature, non de l ‘étendre ”
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, 1953